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samedi 30 août 2014

Le nazi et le barbier, Edgar Hilsenrath

L’ami Edgar c’est Mutti Béa qui me l’a balancé sur le burlif, à la surprenante, vers 8h, 8h30, un jour de la semaine dernière où elle avait pris sa matinée.
- Tu vas voir, un ancien nazi convaincu, meurtrier de masse qui, après la guerre, devient ultra-sioniste et va faire le colon dans un kibboutz... en Palestine… ceci, cela…
- Tu vas aimer, poursuit-elle en se dandinant sur ses pompes à ressorts Deutsche QualitatTM, es ist sehr interessant, ajouta-t-elle...

Bon. Ok. Je me méfie de la donzelle car elle renoue laborieusement avec ses racines tudesques et la fräulein s’est mise en tête de lire dans la langue de Goethe ; difficile, mais elle y parvient. J’ai même cru comprendre qu’elle joue de la contrebasse en allemand !
Rappelle-toi que j’ai immédiatement vérifié qu’elle ne me refilait pas une partition gribouillée en teuton :
Ouf ! L’artefac littéreux était réglementairement voltairisé par Jörg Stickan & Sacha Zilberfarb, te dire la garantie de sérieux !

Gut.

Dans un premier temps, impossible de ne pas supposer que le Kamerad Edgar Hilsenrath a des grosses coucougnettes ; avoir osé cette mise en abîme extraordinaire du juif sur l’ancien nazi ! Peut-on imaginer si pénible coexistence à l’intérieur d’un même personnage ? Quel Janus supporterait-il cette métaphore oxymoresque ?
Et tout cela servi par un style qui mélangerait un Céline et un Georges Perec, avec un zest de Groucho Marx pour la folie acide qui parfume maints chapitres, et, bien sûr, sans oublier que les décors sont de Roger Harth et les costumes de Donald Cardwell

Oser déconner avec la Shoah ? Tu avoueras que ça peut laisser septique le vulgum pecus comme toi et moi (surtout toi, d’ailleurs). À part Desproges ou Charlie Hebdo, professionnels du second degré, ils sont rares les lascars capables de réussir l'exercice. Ben, l’ami Edgar est de ceux-là, il écrit dans les extrêmes et, sous couvert de déconnade, il laisse apparoir comme naturelles des choses absolument hideuses. Dès les premiers chapitres il dissèque de façon ironique et incisive tous les petits comportements pragmatiques et mesquins qui précipitent un jeune teuton des années trente dans les bras du Thanatos local, l’Adolphe H., "Grand Babu" du national socialisme triomphant. Et n'ergote pas sur le parcours “difficile” du jeune Max pour trouver des circonstances atténuantes à sa mauvaiseté, non, les mômes qui se font enculer très tôt par un beau-père indélicat ou un curé trop zélé ne deviennent pas tous des meurtriers de masse, des génocidaires, merde ! Et peu après ils ne sont pas obligés de se faire massicoter le prépuce et de devenir ultra-sioniste !
En plus je t’épargne les détails de tout un hiver à se faire violer par une vieille sorcière aux fins fonds de la forêt polonaise... Pfouiouu ! Ce parcours mon cadet !
Et pourtant il ne s’agit pas ici de schizophrénie au sens clinique, car les deux personnalités de ce personnage qui devraient s’ignorer dans le cadre d’une schizophrénie “classique” sont ici parfaitement conscientes l’une de l’autre ; le Itzig Finkelstein, archétype du juif rescapé de la Shoah, n’ignore rien du Max Schultz, prototype du bourreau SS, et tu ne trouveras pourtant pas plus nazi que Max Schultz, ni plus sioniste que Itzig Finkelstein. Les deux personalités cohabitent, s’épaulent et se justifient dans un aller et retour inter-subjectif qui n’est jamais confus, les deux âmes sont bien distinctes mais entrelacées. Nous sommes dans l’hypothèse d’un sociopathe caméléon, d’un survivant à tous prix.

[…]
Et le meurtrier de masse Max Schulz alla à Jérusalem pour faire trois petits pipis symboliques. Une fois dans le le Saint-Sépulcre. CAR C’EST ICI QUE GISAIT LE CORPS DU CHRIST ! C’EST ICI QU’IL EST RESSUSCITÉ.
Une fois dans la mosquée d’Omar : CAR C’EST ICI, DU ROCHER AL-SAKHRA, QUE MAHOMET EST MONTÉ AU CIEL SUR SON CHEVAL AL-BURAQ.
Une fois devant le mur des Lamentations : CAR C’EST ICI, SUR LES DERNIERS VESTIGES DU TEMPLE DE SALOMON, QU’ÉTAIT LE LIEU LE PLUS SACRÉ DES JUIFS.
Les juifs, jeunes et vieux, pleuraient devant le mur des Lamentations. J’étais parmi eux, je venais de faire pipi et personne n’avait rien vu. Car moi, Max Schulz, je suis un pisseur habile.
Mais les pleurs sont contagieux? Ça faisait longtemps que j’étais au courant. Et quand je vis les autres pleurer, je me mis à pleurer aussi. Et soudain, je n’étais plus Max Schulz. J’étais redevenu juif. J’étais Itzig Finkelstein.
Et Itzig Finkelstein eut honte, car il avait fait pipi, tout en étant parfaitement conscient que ce n’était pas lui, Itzig Finkelstein, qui avait fait pipi, mais le meurtrier de masse Max Schultz. Et Itzig Finkelstein essuya les taches sur le mur et pleura amèrement.
Puis Itzig Finkelstein, redevenu Itzig Finkelstein, partit vers la mosquée d’Omar et essuya les taches laissées par Max Schulz. Puis il retourna au Saint-Sépulcre et fit de même.
[...]

Jouissif et terriblement judéo-chrétien ce nazi sioniste, non ?

Quant à la charge spéculative qui sous-tend le propos, il faut t’attendre à un long cheminement dans les méandres de la métaphysique nazi de Martin Heidegger dès lors que Max Schultz est aux manettes et, bien sûr, à son pendant philosophique post-nazi quand c’est Itzig Finkelstein qui est dans la lumière. On est alors en plein dans La banalité du mal d’Hannah Arendt, dans les interrogations de Hans Jonas : " que pouvait bien faire Dieu pendant qu’on assassinait en masse ? ", et surtout, on est plein fer dans L'Obsolescence de l'homme, de Günther Anders.
En fait, ce livre est une parfaite synthèse de la saison 12 (hé oui, déjà) de la Contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray sur F.Cul.
En parlant d’obsolescence, le final sur l’impuissance de Dieu dès lors qu’il s’agit de juger le nazi Max Schultz est un chef d’oeuvre du nihilisme triomphant.



Là-bas il y avait une salle de tribunal. Où se tenait un procès. Le procès de Max Scultz.


Debout devant mon juge. Debout devant lui, l’Unique et l’Éternel.
Et l’Unique et l’Éternel demande : “Es-tu le génocidaire Max Schultz ? “
Et je dis : “ Oui, je suis le génocidaire Max Schultz.
- Es-tu circoncis ?
- Non. Je ne suis pas circoncis. Le petit bout de peau a repoussé. En chemin. En venant ici.
- As-tu le coeur d’un rabbin ?
- Non. Il est tombé. En chemin. En venant ici. J’ai retrouvé mon propre coeur.
- Où est ton faux numéro d’Auschwitz ?
- Disparu.
- Ton tatouage SS ?
- Revenu. Là où il y avait la cicatrice.
- Es-tu réellement le génocidaire Max Schultz ?
- Je suis réellement le génocidaire Max Schultz.


Et l’Unique et l’Éternel demande : “ Coupable ?
Et je dis : “ J’ai suivi le courant. J’ai juste suivi le courant. Comme les autres. À l’époque c’était légal.
- C’est ta seule excuse ?
- Ma seule excuse.
- Et ton plafond est fêlé ?
- Pas de plafond fêlé.
- Coupable ?
- Coupable.
- Veux-tu que justice soit faite ?
- Oui. Que justice soit faite. Moi, Max Schultz, j’attends la juste sentence d’un juste.
Et l’Unique et l’Éternel proclame d’une voix de stentor : “ Ainsi, je te condamne !
Mais moi, je dis : “ Minute ! Faut d’abord que je te demande un truc.
Et l’Unique et l’Éternel dit : “ Demande. Mais fais vite.


- T’étais où ? À l’époque ?
- Comment ça … à l’époque ?
- À l’époque… pendant la mise à mort.
- De quoi parles-tu ?
- La mise à mort des sans-défense.
- Quand ça ?
- À l’époque !
Je demande : “ Tu dormais ?
Et l’Unique et l’Éternel dit : “ Je ne dors jamais !


- T’étais où ?
- Quand ça ?
- À l’époque.
- À l’époque ?
- Si tu ne dormais pas, t’étais où alors ?
- Ici !
- Ici ?
- Ici !


- Et tu faisais quoi si tu ne dormais pas ?
- À l’époque ?
- Oui. À l’époque.


Et l’Unique et l’Éternel dit : “ J’ai été spectateur.
- Spectateur ? C’est tout ?
- Oui, spectateur, c’est tout.


- Alors ta faute est plus grande que la mienne, je dis. Et s’il en est ainsi, tu ne peux pas être mon juge.
- Très juste, dit l’Unique et l’Éternel. Je ne peux pas être ton juge.
- Très juste ! “
Et l’Unique et l’Éternel dit : “ Très juste.
Je demande : “ On fait quoi maintenant ?
- On fait quoi ?
- On a un problème !
Et l’Unique et l’Éternel dit : “ Oui. On a un problème.


Et l’Unique et l’Éternel descendit de sa chaise de juge et se plaça à mes côtés.




Nous attendons. Tous les deux. La juste sentence. Mais qui pourrait la prononcer ?


(page 479-481)


Pour en finir, farang-jihadiste, sache que j’ai sûrement lu des trucs mieux, on va pas chicaner, mais ce ne fut pas souventes fois que je pris tant de plaisir ; c’était jubilatoire et moralement satisfaisant.

À lire ABSOLUMENT !

L’ami Bertrand avait raison, il s’agit bien là d’un OVNI ; culoté, cynique, ironique mais résolument éthique.

Edgar Hilsenrath est devenu un ami cher, et ses livres sont en train de se positionner sur une orbite d’attente.


©wolinski in Charlie Hebdo





Heil Dieu ! ...

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