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samedi 26 décembre 2015

Sodome et Gomorrhe, Proust

À la recherche du temps perdu IV

Que te disais-je à propos de Charlus, farang-gomorrhite, la semaine dernière ? Hein ?
Maintenant, au moins, les choses sont claires car les trente premières pages de ce nouvel opus sont  suffisamment explicites ; on assiste, sidéré, à l’«attrapade» de l’ancien giletier Jupien par le vigoureux et interlope baron de Charlus ! Pour Sodome, c’est fait !
(Ouais, seulement trente pages pour une introduction… heu… pour l’incipit, disons, c’est vraiment d’une rapidité «fulgurante», ça s’apparente à un tsunami si peu tant est qu’on se soit acclimaté à la lente et profonde houle narrative de l’ami Proust).

Bon, ça y est, c’est officiel, j’ai trouvé mon rythme dans cette odyssée de la Recherche ; ça ronronne, mes cent pages tous les jours, jamais plus, souvent moins… deux petites heures d’absolue concentration… après je tombe en hypoglycémie, le neurone ayant cramé tout son sucre ; je me recharge ensuite au Desproges, au Pierre Dac, à la «Revue des deux mondes», au Louis de Funès et au blanc sec…

La première partie se déroule à Paris. On repart dans la valse des dîners chez la princesse de Guermantes sur fond d’affaire Dreyfus. On croise à nouveau Swann dont la déchéance physique n’augure pas des lendemains qui chantent, et on assiste au singulier petit jeu de «je t’aime, moi non plus» qui se déroule entre Albertine et le narrateur.
Cela étant, tu ne m'ôteras pas de l’esprit qu’il reste très singulier dans ses amours, cézigue, pour preuve ses relations désinvoltes, à la limite de la muflerie envers la pauvre Albertine, un peu comme il se comporta naguère avec Gilberte ; ce lascar m’a tout l’air d’aimer les femmes tant qu’elles lui sont inaccessibles, en «projet», tant qu’il n’a qu’à les imaginer, mais dès lors qu’elles font mine d’accéder à son désir apparent, paf, elles ne l’intéressent plus, dis-donc !

Puis retour à Balbec pour une nouvelle saison au bord de la mer. On renoue avec le salon de Mme Verdurin, ses fameux et incontournables «mercredis» avec toutes les vilaines habitudes qui règnent dans cette triste coterie, dans cette secte où les mauvaises manières font figures de bonnes moeurs, où la méchanceté et la férocité des Verdurin a trouvé la parfaite victime propitiatoire en la personne du jeune Saniette, où la concupiscence du baron de Charlus s'arrête sur sa nouvelle proie, le musicien Morel, où les étymologies savantes de Brichot remplissent des pages, etc.
Fatuité cinglante et snobisme à tous les étages, quoi.

Cependant, le narrateur continue aussi à jouer avec Albertine ; il ne l’aime pourtant plus (?) mais reste d’une jalousie féroce depuis qu’il la soupçonne d’amours gomorrhéennes avec ses petites copines. De fait, les confessions d’icelle sur son intimité avec Mlle Vinteuil le rendent fou et, alors que jusqu’à présent tout indiquait le contraire, il va nous surprendre avec un finish en coup de tonnerre : 
«il faut absolument que j’épouse Albertine.»
Va comprendre, Charles... 

Pour enfin conclure, c’est le meilleur des quatre tomes de la Recherche que je me suis pastillé jusqu’à présent ; mais peut-être vaut-il mieux penser que j’ai maintenant trouvé mon souffle et que je me voila parfaitement rodé à l’écriture kilométrique, à la pensée altimétrique et au style façonnier de l’ami Marcel... où peut-être s’agit-il plus simplement de la crème, de la pointe, de ce qu’on lira jamais dans la Recherche ? 
Je ne le saurais que dans trois bouquins.


©Kees Van Dongen
«Le Baron Charlus
à la gare de Doncière»





Hum, hum...
(Gare à ton cul, petit soldat)

jeudi 17 décembre 2015

Le Côté de Guermantes, Proust

À la recherche du temps perdu III

Note, farang-salafiste, que dans le coffret folio de la version papier que je possède, ils n’ont pas osé le faire en un seul tome, ce «Le Côté de Guermantes», ils nous ont pondu les numéros 2005 (350 pages) et 2006 (420 pages), alors que la Kindle me balance le truc en un seul blot... 
Hein ? Bien sûr que je lis Proust sur ma liseuse… Comment ? L’odeur du papier ? Ben, je m’en passe, et l’encre délavée sur le papier jauni, itou ! Lire avec une liseuse, une vraie (pas une tablette couleur, donc) c’est incomparablement plus «commode». Non, le seul avantage des folio-papier c’est que tu peux les affurer d’occas chez ton bouquiniste favori et qu’après lecture tu peux les prêter. C’est en cela que le livre en version papier reste supérieur ; tu l’achètes (légalement, on est bien d’accord, il faut que tout le monde vive), tu le consommes et ensuite tu le passes à ton prochain-chain ; pas de DRM ou autres saloperies “propriétaires”, et tout cela reste parfaitement légal. Et ouais, tout le monde n’a pas une liseuse, acheter des bouquins “papiers”, plutôt qu’électroniques, reste donc un choix simplement plus “éthique”, presque judo-chrétien, car survit ainsi une notion qui semble tomber en désuétude, je parle du partage ; un partage sinon alimentaire, du moins presque transsubstantiationnel, une sorte de Cène bibliotudinalisée, mettons… Tiens, par exemple, la e-version de la Recherche ne m’aurait pas permis de la partager avec la championne “toutes catégories” de mes cobayes favoris, et je la nomme, la noble (mais hélas ebookless) Françoise, l’égérie de notre Cyber-Dream Team et, accessoirement, la seule qui soit suffisamment affûtée pour au moins survivre au premier tome de la Recherche ; la pauvre pédale encore bravement dans les premiers cols de «Du coté de chez Swann», si bien que ça fera demain huit jours qu’en représailles elle «oublie» de me filer sa recette des madeleines, mais bon…


Le Côté de Guermantes I
Après la saison à Balbec du tome précédent, retour vers la Capitale.
Déménagement dans la foulée ; changement de quartier, d’immeuble, etc.
Cette bonne vieille Françoise - pas notre championne, hein ? non, il s’agit de la cuisinière du narrateur - revient sous la lumière depuis que nous la découvrîmes dans le premier opus. Tu te doutes aussi qu’icelui, émotif et fragile des nerfs comme il est, ne goûte pas bien la manœuvre. Heureusement, qu’il trouve à s’occuper en essayant de draguer la Duchesse Oriane de Guermantes, il en deviendra même assez lourd, si bien qu’il part s’exiler quelques temps à Doncières, sous prétexte d’aller voir son camarde Saint-Loup, élève officier d’un Saint-Cyr imaginaire et surtout, neveu de la fameuse Mme de Guermantes… Et ouais, il n'arrête jamais de calculer cet animal, ce fourbe ; la Guermantes, m’est avis qu’il veut l’approcher par la bande…
Le voila donc "presque" enrégimenté et apprête-toi à une rude séance sur la chose militaire, car autant dans les deux premiers volumes on a becqueté notre content de fleurs d’aubépines, humé le vétiver ad nauseam, halluciné sur des robes aussi improbables que les femmes qui les portaient étaient inaccessibles, et reçu maintes leçons de peintures, de poésies ou de théâtre, etc., autant ici tu vas en savoir plus que trop sur la stratégie militaire qui sévissait dans les écoles d'officiers de la fin XIXe : des pages et des pages… Au secours !!!
Chais pas, un coup de mou ? J’ai failli renoncer, dis-donc !  Plus de quarante-huit heures de blocage ; j’ai lu un Tintin (Vol 714 pour Sydney), comblé mon retard de Philosophie Magazine, et de L’Histoire (à ce sujet, celui qui traîne en ce moment chez ton libraire, «Le Proche-Orient de Sumer à Daesh» est remarquable, à lire absolument ! ) ; bref, c’est toujours mauvais signe quand tu commences à traîner des pieds pour ouvrir un bouquin, et rappelle-toi qu’il m’a fallu un sacré coup de collier et l’aide de l’affaire Dreyfus pour sortir de l’impasse ;  j’espère que ça aura été ma seule faiblesse...


Le Côté de Guermantes II
Ensuite c’est la grand-mère qui entre en agonie, la description est terrible, ce salaud de Marcel ne nous épargne rien, les premières attaques, les soubresauts, les râles, les ballons d’oxygène ; le théâtre de la mort.
Et puis, la vie continuant, plongée dans les pince-fesses précieux organisés par les grandes bourgeoises parisiennes. Nouvelles proies en vue pour la concupiscence de notre jeune et priapique narrateur, puisque Albertine est maintenant “acquise” ; encore quelques longueurs en perspective donc.  
Heureusement qu’il y a le clivage sociétal autour des rebondissements de l’affaire Dreyfus pour mettre un peu de peps dans cette morne et pathétique enfilade de salons où l’on dîne dans un entre-soi répugnant de vulgarité aristocratique. Ces gens sont vraiment faux, fourbes, futiles et étriqués.
Et comme si la mesure n’était pas suffisante, tu te souviendras, farang-onomastique, que notre pauvre narrateur est depuis toujours sujet à un singulier tropisme de guermantophilie, tout ce qui touche aux Guermantes le passionne viscéralement, et encore une fois, tu vas finir par en savoir bien plus que nécessaire sur la tribu qui se refile ce patronyme depuis le crétacé supérieur… famille d’emmerdeurs, oui !
Un personnage très intriguant prend cependant un rôle de plus en plus intéressant dans ce théâtre de faux-culs : Palamède de Guermantes, baron de Charlus. Hé, chais pas bien où il va nous entraîner, celui-là, mais on tient peut-être un champion du coup fourré avec cézigue !

Bref, dans cette deuxième partie, on se fait quand même un peu chier, des fois, d’un ennui riche et “hyper de luxe”, soit, mais cette façon de nous étaler la fatuité de ce «pur gratin de l’aristocratie» est pénible à la longue. Ça n’en finit plus.


Voila, je boucle l’étape avec le grupetto et franchement, s’il ne s’agissait du titre, sinon alléchant, du moins terriblement équivoque du prochain opus, il eût été possible que je renonçasse à poursuivre dans cette terrible et éprouvante montée de la Recherche…

 





Proust m’a tuer...







dimanche 6 décembre 2015

À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Proust

À la recherche du temps perdu II

Je me régale… 
Comme quoi une sereine obstination à parfois du bon.

Attention cependant, je ne dis pas que je me ballade, pfiouuu… loin de là, l’ami Marcel a une écriture des plus exigeante, une vigilance relativement soutenue est recommandée pour survivre à, disons-le, la pression de la colonne d’eau qui te pèse forcement très vite sur les épaules, le neurone, les poumons, etc. ; non, il te faudra, et telle est ta mission si tu l’acceptes, rapidement travailler tes apnées de la lecture, pour tenir la distance, et surtout ne pas bouder ton sens de l’émerveillement à t’immerger, de réalité pointilleuse en rêves sensationnels, au sein de tous ces paysages visuels, olfactifs, tactiles, et presque dotés d’une certaine auditude, de sorte qu’il te soit loisible de trôner, tel un Poséidon maître en son royaume, et de découvrir quelques féeries, merveilleuses et sub-aquatiques, préparées à ton intention par le noble peuple de la mer.

Sans dec’, ou tu te noies, ou tu te régales avec l’ami Proust. 

Je suppose que ce qui m’a le plus désarçonné, dans ce début de la Recherche, c’est que nous n’avons pas à faire à un roman “classique”, pas plus qu’à un essai, d’ailleurs. C’est écrit en prose, bien sûr, et pourtant ça confine à la poésie. Il s’agit d’une mosaïque, et je ne doute pas qu’à la fin, avec quelques pas de recul, on aura la fresque d’une époque, d’une société et des individus qui la composent. C’est aussi et sans doute ce que l’on a pu peindre de plus beau et de plus juste dans la plus belle des langues ; quel virtuose du stylo-plume ce Marcel ! Plus on avance dans ce deuxième tome et plus on comprend tous les indices et les petits détails, souvent à peine entrevus, qui parsemaient le premier livre (Du côté de chez Swann). Je subodore que chaque opus de la Recherche n’est non pas tant un livre à part entière que le chapitre d’une totalité, pour l’instant à mes yeux inconnue. Il vaut donc mieux s’imaginer lire un énorme roman doté de sept chapitres.

Première partie, Gilberte Swann:
A priori, rien ne me disposait à goûter si pleinement cette façon précieuse et sophistiquée de s’inviter à bord des premières amours du narrateur. Bien sur elles sont complexes et à géométries variables ses premières amours, on le pressent dès le premier opus ; depuis tante Léonie ou sa grand-mère, et sa mère, assurément, jusqu’à la jeune et fascinante Gilberte Swann, la première jeune fille qui vole son coeur… Il y a même la complaisance ambiguë de ses sentiments à l’encontre de Odette, la mère de Gilberte ; il y a aussi l’ascendant qu’exerce depuis toujours Charles Swann sur notre jeune et imaginaire bourreau des coeurs…
Tocade ! pourraient annoncer certains mammifères omnivores et matutinaux, à propos de cette première partie consacrée à la relation tortueuse que le personnage principal (Marcel?) entretien avec la fille des Swann, cette chère Gilberte.
Un amour d'enfance lié aux circonstances, une chose précieuse et subjective, en somme ; des êtres, des événements, une histoire, et les conventions bourgeoises qui figent temporairement les situations, hoquetant dans une pavane de la vie amoureuse, vaines gesticulations d’un jeune homme non pas tant sujet à la sensibilité, que victime d’une sensiblerie maladive.

Deuxième partie, le voyage à Balbec.
Ça démarre secos, l’angoisse du départ, presque de la fébrilité, la peur viscérale de s’éloigner de sa mère, si bien qu’au début j’ai cru que le jeune et souffreteux héros(?) s’embarquait, avec sa grand-mère, pour un voyage en Turquie, au moins ! Mais ne rêve pas, farang-baroudeur, Balbec n’est qu’une petite localité imaginaire de Normandie qui ressemble à Cabourg (Calvados). Une sorte de petite ville balnéaire où les snobinards parisiens viennent reproduire leurs vilaines habitudes ségrégationnistes et louis-philippardes durant quelques semaines d’été.
Que du beau monde au Grand Hôtel de Balbec, la valse des personnages, ou brièvement évoqués précédemment, ou surgissant au détour d’une promenade sur la jetée. Sans conteste une brillante étude de moeurs qui frôle parfois l’ethnologie la plus pointue ; comment est-on juif dans la brillante société au début du XXe (famille Bloch, je veux le Père…) ? quels quartiers de noblesse faut-il revendiquer pour avoir accès aux soirées de la Marquise Madeleine de Villeparisis ? et que penser de ce fameux Robert de Saint-Loup, ce noble rouge, ce si volontiers camarade, et élève à l’école de Cavalerie de Doncières ?

La pauvre Gilberte est désormais bien loin...

Troisième partie :
Un jour, à Balbec, et telle une volée de moineaux chamailleurs, une troupe de jeunes filles délurées attire l’attention de notre jeune homme cacochyme ; des filles décidées et insolentes qui tranchent sur le prout-prout habituel des jeunes personnes de «bonnes familles» auxquelles il s’est habitué durant la première partie de son séjour balnéaire.
La bande est composée de Andrée, Gisèle, Rosemonde, et de son prochain grand amour :  Albertine. Les voila les jeunes filles en fleurs, et il va butiner la saveur de chacune pour finalement se fixer sur la fameuse Titine, non sans avoir tergiversé et faussé les pistes avec Andrée ; il n’est pas simple ce garçon et, comme tous ceux qui s’écoutent beaucoup, il ignore la ligne droite.
N’oublions pas l’influence du peintre Elsir qui suscitent de nombreuses pages sur l’art, la couleur, les portraits, les fleurs, la mer, l’esthétique, la subjectivité de la beauté, und so weiter… un mille-feuille d’une complexité et d’une précision folle, on commence à s’habituer.
On découvre aussi qu’il a vite fait de délaisser son ami Saint-Loup pour ne plus passer son temps qu’à draguer les gonzesses, ce qui ne laisse pas de s’interroger sur la versatilité du coeur des hommes dès lors que les gonades prennent le pas.
Encore une fois, le génie de l’ami Marcel dissèque les mécanismes sous-jacents qui nous animent, et, sous les scialytiques de sa plume chirurgicale, tous ces petits bidules vitaux, toutes ces petites parcelles d’existentialisme éparpillées, prennent l’acuité douloureuse des choses qui passent de l’ombre à la lumière. On commence à se deviner dans le miroir qu’il nous tend. Il y a des moments où c’en est presque gênant.

Bravo l’artiste !

Je continue ma plongée vers le troisième palier «Le Côté de Guermantes», sans me mettre la pression... ce qui me laissera un peu de temps pour régler son compte à un certain retraité, oisif et crypto-maoïste, qui ferait mieux de savoir une bonne fois pour toute que c’est “Lui” qui est en charge de surveiller les nouveautés de l’ami Qiu Xiaolong !


 
©David Richardson
  
 




Albertine, mon amour...

mardi 1 décembre 2015

Du côté de chez Swann, Proust

À la recherche du temps perdu I

Ok, puisque les temps sont à rester chez soi, bien calfeutré pour éviter les attaques des premiers froids et des cancres enkalachnikovés, et après avoir jeté télés et radios dans la benne des encombrants, quoi de mieux que de se bloquer quelques hecto-secondes pour tenter à nouveau une escalade de «À la recherche du temps perdu» par la face nord ?

Oui, je sais, c’est un peu radical comme attitude, surtout que je n’en suis pas à mon premier essai :

- Première tentative en 1994 ; j’avais tout pour réussir, pensais-je, j’étais super entraîné, plus de dix ans de préparation durant lesquels je m’étais enfilé tous les Rougon-Macart de l’ami Émile, et je dis bien tous ; L’Émile et toutes les autres pérégrinations du Jean-Jacques ; tout mon matériel d’alpinisme venait de chez Zadig&Voltaire ; j’avais travaillé mon souffle dans les Balzac les plus interminables, et, le fin du fin, j’avais trouvé le coffret complet (les sept volumes) de ÀLRDTP, chez folio !
Ben, fifre ! Échec complet, je n’avais pas tenu cent pages ; même pas arrivé au camp de base ! Un fiasco complet... J’ai piteusement remballé les gaules, planqué le coffret folio au fin fond de la bibli et, me connaissant, j’ai du plonger pour la ixième fois dans un Dan Simmons ou autre Varley pour noyer ma déconvenue.

- Deuxième tentative : 2002. Les vacances de juillet.
J’étais relativement optimiste car l’encre avait coulé depuis, et je pensais avoir vachement bien prévu le coup ; ouais, histoire de travailler mon fond, l’été précédent je m’étais appuyé les deux énormes pavés de l’«Histoire de la Révolution Française» de Michelet (Collection Bouquin de chez Bob Laffont) pendant une semaine de bronzette à Collioure… Hé, si ça c’est pas une prépa d’alpiniste pélagique ? ! J’étais chaud, ‘tain, cette fois c’était la bonne, et on allait voir ce que l’on allait voir !
Quatre semaines en mode «Tour de France» de bloquées dans l’agenda ; pochettes de sang suroxygéné planquées dans la voiture balaie ; péteuses d’EPO prêtes à l’injection dans la caravane ; la coke qui me restait de Roland Garros à porté de narines pour passer les chapitres à plus de 10%, et une excellente Northern Light pour le repos du guerrier, le soir au caravansérail, quand tous les athlètes qui ont passé l’étape s’en fument un, autour du feu…
À nous deux Marcel ! Non, mais !
… Tu devines la suite, farang-bleu-blanc-rouge… cette année là, j’ai chuté dans le premier contre la montre, entre Méséglise et Guermantes, et l’enfoiré d’astronaute Lance Armstrong a gagné le «Tour de France» pour la quatrième fois de suite.
C’était maintenant sûr, je n’étais pas taillé pour franchir un plus de huit mille ; Proust, c’était pas la bonne altitude pour mézigue, quoi. Trop haut, pas assez d’oxygène. Tout cela me possédait ; pourquoi un Céline passait-il comme une lettre à la poste alors que Marcel me restait en travers du gosier dès la première bouchée ? Mystère…

… Et qu’a-t-il bien pu se passer, plus de dix piges plus tard, pour qu’à cette mi-novembre, je remette la marcellade sur l’établi ? Hum ? J’en suis sûre désormais, on ne choisit pas ses lectures, il existe une multitude de Dieux - chaque livre a le sien - qui luttent à mort dans quelques méta-dimensions à nos yeux repliées, et dont les éphémères vainqueurs décident, par-devers nous, de ce qu’on peut lire à m’ment donné.
Quoi qu’il en soit, je suis en train de finir «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», te dire si je suis rentré dans le vif !
Mais moultes questions se posent à mon esprit encombré :
Durerai-je jusqu’au «Le temps retrouvé» ?
Cette septuologie sera-t-elle mon désert des Tartares ?
En mourrai-je ?
...

Bon, je vais quand même tenter de faire non pas tant l’exégèse enthousiaste de «Du coté de chez Swann», que mon habituel petit bavardage laborieux, sans compter que de tels sommets de la critique littéraire s’en sont déjà si largement chargés, depuis le temps, que presque tout le monde a encore sur la langue la saveur de la madeleine de Proust sans avoir jamais ouvert un volume de «À la recherche du temps perdu».

Déjà, comment expliquer que je n’ai pas immédiatement goûter la perfection de cette langue ? 
C’est simplement magnifique toute cette éloquence emboîtée, de virgules en parenthèses, de tirés en point-virgules ; cette maîtrise du temps, d’imparfait du subjonctif en futur antérieur ; ce jeu incessant entre les propositions intransigeantes du présent et les réminiscences d’un passé quasi onirique ; ce travail sur le mode de la comparaison et de la métaphore : pas moins d’un «comme» toutes les deux phrases (toutes les quatre pages, donc), multipliant ainsi les points de vue dans une série de clichés presque photographiques qui se feraient échos dans les couloirs d’un temps singulier, de sorte que les réflexions absolument particulières de l’auteur en arrivent à insidieusement recouvrir l’expérience du lecteur. Oui, l’ami Marcel restera le témoin génial de la vie invisible, celle de l’intérieur, celle de la mémoire ; il démonte, il démembre tous les petits mécanismes, toutes les petites horloges de la mémoire, toutes ces subtiles machines gyroscopiques qui forment le soubassement de nos êtres et de nos temps. Séquence après séquence, il dissèque un mode de vie, sa vie, la vie d’un homme relativement bien né qui habite à la charnière du 19e et du 20e siècle. Et, si peu tant est que j’ai jamais compris quoi que ce soit à l'existentialisme de Sartre, laisse-moi te dire qu’il a eu un génial précurseur avec cette «somme» de la Recherche !

Trois parties dans ce premier opus :

Combray ; on démarre par la petite enfance de Marcel, les vacances bourgeoises à Combray, chez la tante Léonie, la séquence de la “madeleine”, donc. Ça ressemble à Illier (Eure-et-Loire), les vacances d’un petit garçon fragile ; temps, mémoire, perception en tourbillon.

Un amour de Swann ; les séances de cul pincé chez les Verdurin introduisent les personnages de Swann et Odette de Crécy tout en se moquant du snobisme et de la fatuité des salons mondains de la bourgeoisie parisienne.

Nom de pays : le nom ;
Là ça disjoncte vraiment, et les deux premières parties entrent en percolation pour nous produire Gilberte, la fille de Swann et Odette, l’archétype presque naïf d’un premier amour.
Bref, cessons de «forniquer sur le formica» et convenons-en, À la recherche du temps perdu est une auto-fiction portée à l'incandescence et qui a tout de la boite à outils dans laquelle nous avons intérêt à piocher pour saisir la dimension sinon ontologique du moins très subjective du temps.

Quand l’«Art» se mêle d’épistémologie via la «Littérature».
Quand il faut s'astreindre à lire, pour lire bien, moins de cent pages par jour et cependant essayer d’en rester à la hauteur…

Quel choc ! 
Quelle leçon !

Merci Môssieur Marcel.


Jean Carmet




À chacun sa madeleine,
Pour moi, c’est plutôt un ballon de Beaujolpif...