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mardi 1 décembre 2015

Du côté de chez Swann, Proust

À la recherche du temps perdu I

Ok, puisque les temps sont à rester chez soi, bien calfeutré pour éviter les attaques des premiers froids et des cancres enkalachnikovés, et après avoir jeté télés et radios dans la benne des encombrants, quoi de mieux que de se bloquer quelques hecto-secondes pour tenter à nouveau une escalade de «À la recherche du temps perdu» par la face nord ?

Oui, je sais, c’est un peu radical comme attitude, surtout que je n’en suis pas à mon premier essai :

- Première tentative en 1994 ; j’avais tout pour réussir, pensais-je, j’étais super entraîné, plus de dix ans de préparation durant lesquels je m’étais enfilé tous les Rougon-Macart de l’ami Émile, et je dis bien tous ; L’Émile et toutes les autres pérégrinations du Jean-Jacques ; tout mon matériel d’alpinisme venait de chez Zadig&Voltaire ; j’avais travaillé mon souffle dans les Balzac les plus interminables, et, le fin du fin, j’avais trouvé le coffret complet (les sept volumes) de ÀLRDTP, chez folio !
Ben, fifre ! Échec complet, je n’avais pas tenu cent pages ; même pas arrivé au camp de base ! Un fiasco complet... J’ai piteusement remballé les gaules, planqué le coffret folio au fin fond de la bibli et, me connaissant, j’ai du plonger pour la ixième fois dans un Dan Simmons ou autre Varley pour noyer ma déconvenue.

- Deuxième tentative : 2002. Les vacances de juillet.
J’étais relativement optimiste car l’encre avait coulé depuis, et je pensais avoir vachement bien prévu le coup ; ouais, histoire de travailler mon fond, l’été précédent je m’étais appuyé les deux énormes pavés de l’«Histoire de la Révolution Française» de Michelet (Collection Bouquin de chez Bob Laffont) pendant une semaine de bronzette à Collioure… Hé, si ça c’est pas une prépa d’alpiniste pélagique ? ! J’étais chaud, ‘tain, cette fois c’était la bonne, et on allait voir ce que l’on allait voir !
Quatre semaines en mode «Tour de France» de bloquées dans l’agenda ; pochettes de sang suroxygéné planquées dans la voiture balaie ; péteuses d’EPO prêtes à l’injection dans la caravane ; la coke qui me restait de Roland Garros à porté de narines pour passer les chapitres à plus de 10%, et une excellente Northern Light pour le repos du guerrier, le soir au caravansérail, quand tous les athlètes qui ont passé l’étape s’en fument un, autour du feu…
À nous deux Marcel ! Non, mais !
… Tu devines la suite, farang-bleu-blanc-rouge… cette année là, j’ai chuté dans le premier contre la montre, entre Méséglise et Guermantes, et l’enfoiré d’astronaute Lance Armstrong a gagné le «Tour de France» pour la quatrième fois de suite.
C’était maintenant sûr, je n’étais pas taillé pour franchir un plus de huit mille ; Proust, c’était pas la bonne altitude pour mézigue, quoi. Trop haut, pas assez d’oxygène. Tout cela me possédait ; pourquoi un Céline passait-il comme une lettre à la poste alors que Marcel me restait en travers du gosier dès la première bouchée ? Mystère…

… Et qu’a-t-il bien pu se passer, plus de dix piges plus tard, pour qu’à cette mi-novembre, je remette la marcellade sur l’établi ? Hum ? J’en suis sûre désormais, on ne choisit pas ses lectures, il existe une multitude de Dieux - chaque livre a le sien - qui luttent à mort dans quelques méta-dimensions à nos yeux repliées, et dont les éphémères vainqueurs décident, par-devers nous, de ce qu’on peut lire à m’ment donné.
Quoi qu’il en soit, je suis en train de finir «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», te dire si je suis rentré dans le vif !
Mais moultes questions se posent à mon esprit encombré :
Durerai-je jusqu’au «Le temps retrouvé» ?
Cette septuologie sera-t-elle mon désert des Tartares ?
En mourrai-je ?
...

Bon, je vais quand même tenter de faire non pas tant l’exégèse enthousiaste de «Du coté de chez Swann», que mon habituel petit bavardage laborieux, sans compter que de tels sommets de la critique littéraire s’en sont déjà si largement chargés, depuis le temps, que presque tout le monde a encore sur la langue la saveur de la madeleine de Proust sans avoir jamais ouvert un volume de «À la recherche du temps perdu».

Déjà, comment expliquer que je n’ai pas immédiatement goûter la perfection de cette langue ? 
C’est simplement magnifique toute cette éloquence emboîtée, de virgules en parenthèses, de tirés en point-virgules ; cette maîtrise du temps, d’imparfait du subjonctif en futur antérieur ; ce jeu incessant entre les propositions intransigeantes du présent et les réminiscences d’un passé quasi onirique ; ce travail sur le mode de la comparaison et de la métaphore : pas moins d’un «comme» toutes les deux phrases (toutes les quatre pages, donc), multipliant ainsi les points de vue dans une série de clichés presque photographiques qui se feraient échos dans les couloirs d’un temps singulier, de sorte que les réflexions absolument particulières de l’auteur en arrivent à insidieusement recouvrir l’expérience du lecteur. Oui, l’ami Marcel restera le témoin génial de la vie invisible, celle de l’intérieur, celle de la mémoire ; il démonte, il démembre tous les petits mécanismes, toutes les petites horloges de la mémoire, toutes ces subtiles machines gyroscopiques qui forment le soubassement de nos êtres et de nos temps. Séquence après séquence, il dissèque un mode de vie, sa vie, la vie d’un homme relativement bien né qui habite à la charnière du 19e et du 20e siècle. Et, si peu tant est que j’ai jamais compris quoi que ce soit à l'existentialisme de Sartre, laisse-moi te dire qu’il a eu un génial précurseur avec cette «somme» de la Recherche !

Trois parties dans ce premier opus :

Combray ; on démarre par la petite enfance de Marcel, les vacances bourgeoises à Combray, chez la tante Léonie, la séquence de la “madeleine”, donc. Ça ressemble à Illier (Eure-et-Loire), les vacances d’un petit garçon fragile ; temps, mémoire, perception en tourbillon.

Un amour de Swann ; les séances de cul pincé chez les Verdurin introduisent les personnages de Swann et Odette de Crécy tout en se moquant du snobisme et de la fatuité des salons mondains de la bourgeoisie parisienne.

Nom de pays : le nom ;
Là ça disjoncte vraiment, et les deux premières parties entrent en percolation pour nous produire Gilberte, la fille de Swann et Odette, l’archétype presque naïf d’un premier amour.
Bref, cessons de «forniquer sur le formica» et convenons-en, À la recherche du temps perdu est une auto-fiction portée à l'incandescence et qui a tout de la boite à outils dans laquelle nous avons intérêt à piocher pour saisir la dimension sinon ontologique du moins très subjective du temps.

Quand l’«Art» se mêle d’épistémologie via la «Littérature».
Quand il faut s'astreindre à lire, pour lire bien, moins de cent pages par jour et cependant essayer d’en rester à la hauteur…

Quel choc ! 
Quelle leçon !

Merci Môssieur Marcel.


Jean Carmet




À chacun sa madeleine,
Pour moi, c’est plutôt un ballon de Beaujolpif...

5 commentaires:

  1. Ouaouh ! Proust ! Je n'ai encore jamais osé me frotter à son œuvre. Ni à celle de Balzac d'ailleurs malgré deux tentatives avortées avec "La peau de chagrin". En revanche Zola, je suis en plein dedans, depuis deux ans, et suis parvenus à lire les 16 premiers : plus que 4 !

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    1. Bravo ami Lekarr, tu es presque mûr pour la marcellade...

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  2. Bravo les forcenés, vous êtes parés pour vous coltiner tout Hugo et Dumas (père et fils).

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    1. ah, ah, ah... presque déjà tout coltiné... Et mêm' pas mal !
      Hé, l'ami Lekarr et moi, on n'est pas des tafioles, 'tain ! On voulait être diplomate, à cause de vous tous, éviter que le sang coule, mais maintenant c'est fini, etc., etc.
      ah, ah, ah...

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  3. Je viens de comprendre mon erreur; j'avais cru que tu lisais "Du côté de Sé Tchouan" et que c'était un nouveau roman de Qiu Xiaolong !
    Mea culpa

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