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jeudi 22 mai 2014

La peur, Gabriel Chevallier

Pfiouuu, mon cadet ! Ce livre !

On est dans la veine d’un “Croix de bois” de Roland Dorgelès ou d’un “Orage d’acier” d’Ernst Jünger, mais ici, point de héros, simplement le suivi au jour le jour d’un poilu de 14-18 (Jean Dartemont), ici,  juste les insignifiants, les chiffres, le petit peuple des tranchées passé au hachoir pendant cinq ans, par millions…
Une litanie de toponymes connus de tous : Chemin des Dames, Cerny, Ailles, Craonne, des noms terribles…
Et, tout au long de ces pages de misère, de poudre et de tripes mélangées, la peur, ignoble et omniprésente.  

Je ne connais pas d’effet moral comparable à celui que provoque le bombardement dans le fond d’un abri. La sécurité s’y paie d’un ébranlement, d’une usure des nerfs qui sont terribles. Je ne connais rien de plus déprimant que ce martelage sourd qui vous traque sous terre, qui vous tient enfoui dans une galerie puante qui peut devenir votre tombe. Il faut, pour remonter à la surface, un effort dont la volonté devient incapable si l’on n’a pas surmonté cette appréhension dès le début. Il faut lutter contre la peur aux premiers symptômes, sinon elle vous envoûte, on est perdu, entraîné dans une débâcle que l'imagination précipite avec ses inventions effrayantes. Les centres nerveux, une fois détraqués, commandent à contretemps et trahiraient même l’instinct de conservation par leurs décisions absurdes. Le comble de l’horreur, qui ajoute à cette dépression, c’est que la peur laisse à l’homme la faculté de se juger. Il se voit au dernier degré de l’ignominie et ne peut se relever, se justifier à ses propres yeux.
J’en suis là…

Le corps geint, bave et se souille de honte. La pensée s’humilie, implore les puissances cruelles, les forces démoniaques. Le cerveau hagard tinte faiblement. Nous sommes des vers qui se tordent pour échapper à la bêche.
Toutes les déchéances sont consommées, acceptées. Être homme est le comble de l’horreur.

Une dernière petite phrase d’une lucidité obscène :


Je vais te dresser le bilan de la guerre : cinquante grands hommes dans les manuels d’histoire, des millions de morts dont il ne sera plus question, et mille millionnaires qui feront la loi.
...


Pourquoi ce texte m’émeut-il ?
Parce que j’ai l’âge d’avoir bien connu un des rescapés de cette boucherie infernale ;  Soldat Etienne R. (nous on l’appelait pépé Alix), classe 99 (1899), ça veut simplement dire qu’il avait vingt ans en 1899 et qu’en 1914 il était bon comm’ la romaine pour se taper toutes les festivités en première ligne… cinq ans, et il a survécu le bonhomme ! Il a survécu à cette horreur et il a ensuite raconté… et rappelle-toi que c’était poignant, penzidémesque : je me souviens de la sainte horreur qu’il avait, encore cinquante ans après, à voir un uniforme… il maudissait tous ceux qui en portaient, y compris les débonnaires gendarmes planqués dans un petit bled francaoui des années soixante, te dire la défiance qu’il conservait… te dire sa haine des képis !

Gabriel Chevallier a lui aussi dû être un pépé formidable, après…



Kuillaume zwei






Nach Paris !




2 commentaires:

  1. le Spiralwebman23 mai 2014 à 14:46

    Ah, ma Pougne, merci de remettre dans la lumière l'un des meilleurs livres, des plus émouvants sur la guerre de 14 ! Tu me mets du baume au coeur, rapport à mon pépé Robert M. Tu devrais lire aussi Vie des martyrs de Georges Duhamel.
    Je t'adore, mon Cadet !

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  2. Merci Titi, et comme je me nourris de vous tous, le "Vie des martyrs" de Georges Duhamel est dorénavant en approche rapide...
    Cela dit, j'ai découvert qu'il fallait s'intéresser à Gabriel Chevallier en lisant Boudard, dis-donc. Il était très fan et il l'a écrit dans "Les trois mamans du petit Jésus". Il parait qu'il faut aussi lire "Sainte-colline"... le commentaire d'icelui ne saurait tarder, tu peux bien te le figurer, et ch'te parle même pas de Clochemerle...
    Quel bonheur de papillonner dans toutes ces merveilles, hein, vieux coyote ? Tu m'en auras montré des étoiles !
    Merci vieux kamarde.

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