Nous y voila… Pfiouuuu !
Hé, c’est vraiment écrit tout petit pour le coup. Et au moins deux systèmes distincts de représentation des notes (heureusement en bas de page… t’as vu la galère quand faut aller les piocher à la fin du bouquin?). Ça m’a un peu fichu les foies quand j’ai feuilleté les tomes au fur et à mesure qu’ils boite-à-lettraient, j’avoue. Mais je venais de tellement aimer le «Premier cercle» que je me suis lancé.
Bon, une des premières difficultés : les abréviations. Y en a à la toque ! Le mieux c’est de les lire en premier, page 444 du tome 1.
Par exemple:
GOULAG : Glavnoïé Oupravlenié Laguéréï [Administration générale des camps].
ITL : Ispravitelno-Troudovoï Lager’ [camp de redressement par le travail]. L’unité de base du Goulag.
KR : Kontr-Révolioutsioner [devine ?]
Tchéka = Tch. K. : Tchrezvytchaïnaïa Kommissiïo [Commission extraordinaire] de lutte contre la contre-révolution et le sabotage. L'ancêtre des Organes.
etc.
Ensuite se rendre aux pages 470 à 473 pour mémoriser les cartes et les toponymes de l’archipel. Et rappelle-toi que c’est vaste l’URSS...
En fait, et contrairement au Premier Cercle ou à Une journée d’Ivan Denissovitch, L’archipel du Goulag n’est pas un roman, c’est un «essai d’investigation littéraire», et c’est Soljénitsyne lui-même qui l’écrit dès la première page. C’est donc touffu, daté, circonstanciel, étayé d'innombrables témoignages, y compris le sien, bien sûr, et d’une précision chirurgicale quant au déroulé des étapes qui menèrent plus de 60 millions de personnes à plonger dans la gueule brûlante du Goulag entre 1918-1956.
C’est ficelé en trois tomes d’un peu plus de 400 pages, L'encyclopédie du Goulag, disons, quoi qu’un post-moderniste occidental dirait plutôt qu’il s’agit du Dictionnaire amoureux du Goulag.
Mais ne pense pas, farang soviétique, que Soljénitsyne ne soit qu’un obscur écrivaillon juste bon à compiler des données sur le Goulag, non, il s’agit en outre d’un immense écrivain doté d’un style extraordinaire et d’un humour féroce.
Pour les millions de zeks, tout commença par l’arrestation ; un doigt dans l’engrenage de l'inhumaine mécanique du MVD (Ministerstvo Vnoutrennikh del [ministère de l’Intérieur]).
L’arrestation :
Comment fait-on pour gagner cet Archipel mystérieux ? Avion, train, bateau, à toute heure un moyen de transport est en marche qui y conduit, mais aucun d’eux ne porte une plaque de destination. Et les employés des guichets ou les agents des services de tourisme intérieur ou de l’Intourist seraient bien étonnés si vous leur demandiez un billet pour cet endroit-là. Aussi bien l’ensemble de l’Archipel que chacune de ses innombrables îles, ils ne les connaissent pas, ils n’en ont jamais entendu parler.
Ceux qui se rendent dans l’Archipel pour l’administrer passent par les écoles du MVD.
Ceux qui se rendent dans l’Archipel pour y être gardes-chiourme sont recrutés par les commissariats militaires.
Et ceux qui s’y rendent, comme vous et moi, pour y mourir, ami lecteur, pour ceux-là il n’est qu’une voie, obligatoire et unique, l’arrestation.
L’arrestation ! Est-il besoin de dire que c’est une cassure de toute votre vie ? un coup de tonnerre qui tombe de plein fouet sur vous ? un ébranlement moral insoutenable, auquel certains ne peuvent s’y faire, qui basculent dans la folie ?
Le monde recèle autant de centres qu’il compte d’êtres vivants. Chacun de nous est le centre du monde, et l’univers se fend en deux lorsqu’on vous jette dans un sifflement : «Vous êtes arrêté ! »
Si vraiment vous êtes, vous, arrêté, se peut-il que quelque chose ait tenu le coup dans ce tremblement de terre ?
Mais, leur cerveau enténébré les rendant incapables de comprendre ces déformations de l’univers, les plus subtils comme les plus simplets d’entre nous restent bouche bée, et de l’expérience de toute une vie ne trouvent rien d’autre à extraire que : «Moi ?? Pourquoi ?? » - question répétée des millions et des millions de fois avant nous et qui n’a jamais reçu de réponse.
L’arrestation - en un instant, de façon stupéfiante, elle vous transporte, elle vous transplante, elle vous transmue d’un état dans un autre état.
Tout au long de cette rue tortueuse qu’est notre vie, filant d’un cœur allègre ou nous traînant comme une âme en peine, il nous est arrivé maintes et maintes fois de passer devant des palissades et des palissades et encore des palissades - palis de bois pourri, murettes de pisé, enceinte de béton ou de fonte. Nous ne nous étions jamais demandé ce qu’il y avait derrière. Ni physiquement, par l’œil, ni intellectuellement, nous n’avions jamais tenté de regarder de l’autre côté ; or c’est là justement que commence le pays du GOULAG, sous notre nez, à deux pas. Autre chose encore avec ces palissades : nous n’y avions jamais remarqué la présence, en quantité innombrables, de portillons, de portes basses solidement ajustées, soigneusement camouflées. Eh bien, ces portes, toutes ces portes, c’est à notre intention qu’elles étaient préparées, et voici que l’une d’elles, fatidique, vient de s’ouvrir toute grande, cependant que quatre mains d’hommes, quatre mains blanches qui n’ont pas l’habitude du travail, mais des mains préhensiles, nous agrippent par la jambe, par le bras, par le col, par la chapka, par l’oreille, elles nous balancent à l’intérieur comme un sac, tandis que la porte dans notre dos, la porte qui donnait sur notre vie passée, est claquée sur nous pour toujours.
Terminé. Arrêté. Vous êtes arrêté !
Et rien, vous ne trouverez toujours r-r-rien d’autre à répondre que ce bêlement d’agneau :
«Moi ?? Pourquoi ??»
…
Voila comment il écrit le vieux zek Soljénitsyne. Il t'interpelle, toi, son ami lecteur, il te fait des clins d’oeil, tout en continuant à nous traîner dans l’horreur et l’iniquité de ce moment russe.
Nous voila parti dans un monstrueux voyage au coeur du Goulag.
Le tome 1 est divisé en deux parties :
I. L’industrie pénitentiaire
II. Le mouvement perpétuel
Outre “l’arrestation”, nous subirons “l’instruction” (pas glop-pas glop, les caves de la Loubianka ! ). Puis petit rappel historique de toutes les lois qui régirent cet enfer, déjà élaborées dès 1918 par Lénine et Trotski, et qui trouvèrent un formidable démiurge avec l’Ogre Rouge du Kremlin. Nous découvrirons aussi toutes les subtilités de l’article 58 du code pénal (1927), nous ferons relâche dans les ports de l’Archipel non sans avoir goûté aux atroces façons de voyager d’une île à l’autre !
Un texte terrible et passionnant.
Ça fait très peur...
Alexandre Soljenitsyne, lors de son incarcération, en 1946.